Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Sang et eaux
Derniers commentaires
17 avril 2015

Les échos antérieurs. Chapitre I, 1: Le départ

Réflexion et recueillement, foudre et rivage

 

Par ennui, haine, ou exil, il s'était clos dans la soupente. Il avait hérité de ce petit immeuble de deux étages quelques années avant d'être libéré de toute obligation professionnelle pour « restructuration ». Beau mot. Ah, structure, hantise de ce temps. De Jakobson au plus petit officier du CAC40, le squelette s'est vu attribué la primauté du sens sur la vie, sur l'histoire. Rien d'étonnant pour une civilisation à l'agonie, se disait-il.

Fabienne logeait au rez-de-chaussée. Pour faciliter le partage des enfants. Pour disposer en ses temps libres d'un espace accueillant pour ses thérapies alternatives. Pour rester. Elle avait essayé sur lui le reiki, sorte de massage à faible distance. Un télémassage, qui faisait mouvoir les âmes de loin, comme la télékinésie fait mouvoir les corps. Cela lui avait plu, à Antoine. Le frôlement, la chaleur des mains de Fabienne, descendant très lentement le long du corps. Ainsi étendu, yeux clos, il se sentait dériver le long d'une rivière tropicale, dont il suivait les méandres, les cascades, les tourbillons, le regard à fleur d'eau. Elle traversait ensuite paresseusement une longue savane, où il apercevait sur un ponton ses parents, jeunes comme il ne les avait pas connus, assis sur des chaises et lisant. Cette rivière, c'était lui.

Le premier étage était aux enfants, Lucien, Claire. Partage de moins en moins évident, que réglait Fabienne, souvent. Lucien avait entamé diverses études: ethnologie, traduction, enseignement, cinéma, sans conviction. Là, fort de son quart de siècle, il collectionnait les emplois épisodiques, les tâches incomplètes, surtout dans le monde du spectacle, grâce à son oncle. Claire, plus jeune et plus posée, venait d'entamer des études littéraires.

Antoine, donc, habitait officiellement au deuxième, mais vivait dans la soupente. Il s'était plongé -comme on creuse sa tombe, une tranchée ou à la recherche d'un trésor- dans les livres d'histoire. Toute époque, tout lieu, toute approche: économique, culturelle, quotidienne, militaire, sociale, etc. Il avalait goulûment le passé, contrepoison provisoirement efficace contre l'intolérable conscience de la réalité contemporaine.  De ce passé, il aimait les paysages, les silhouettes, les destins, l'ignorance, les promesses.

Il se mit à le dépeindre -aquarelliste-, à en suivre les sillages -marin-, à en tracer les itinéraires -géographe-, à en explorer les couches successives -géologue. Il en cherchait les lois, aucune théorie ne lui paraissant capable de répondre de manière satisfaisante à la question qui le hantait: comment a-t-on pu en arriver là? Tandis que ses contemporains s'activaient, se passionnaient, s'épuisaient dans un monde qui avait pour eux toutes les apparences de la normalité et de la nécessité, lui ne voyait qu'un champ de ruines à peine soulevé par quelques rares souffles, quelques cris isolés.

Il tenta de forger sa propre théorie, empruntant comme outils de fortune quelques notions scientifiques glanées en d'autres lectures: théorie du chaos effondrement auto-organisateur, attracteurs étranges, structures dissipatives, équilibres ponctués. Lorsque Fabienne me fit lire ses notes, quelques mois après sa disparition, je devins à mon tour habité par ce questionnement et ces esquisses de réponses. Je tentai de les développer. Sans doute au cours de ce récit ne pourrais-je m'empêcher d'éviter cette intrusion au lecteur. Comment pourrais-je y parvenir, quand on sait ce qu'il advint?

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
0 abonnés
Publicité
Sang et eaux
Sang et eaux
Publicité