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Sang et eaux
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17 avril 2015

Les échos antérieurs. Prologue

Pourquoi écrire ce livre? Quelque tragique incident, ailleurs, a entraîné la disparition d'Antoine, laissant derrière lui le lourd sillage d'un journal de voyage fort de plusieurs centaines de pages, contenant des anecdotes insignifiantes, des détails inutiles, des réflexions parfois lourdes de sens, parfois désespérément banales, de rares poèmes inégaux, le tout dans une écriture tour à tour très lisible ou partiellement indéchiffrable. Livrer un tel témoignage sous sa forme brute n'aurait rien révélé. Nul, hors moi, ne se serait risqué dans ce chaos obstiné. C'eût été abattre une chape d'oubli inviolable sur le souvenir de mon ami.Je veux au contraire, par ces pages, ne pas le perdre tout à fait.

J'aurais pu aussi publier quelques extraits de ce journal, en particulier ceux qui relatent les incidents qui ont vraisemblablement conduit à sa disparition. Retirés de leur contexte, ils auraient appelé quelques hypothèses rapides, aussi définitives que le couperet d'une guillotine. Les uns auraient conclu qu'une trop longue plongée dans d'infinies rêveries l'avait mené à une confusion fatale entre imaginaire et réel, et à l'incapacité de réagir sainement aux incidents inévitables d'un voyage aléatoire. D'autres, plus imaginatifs, auraient peut-être affirmé qu'il a basculé dans un univers parallèle, dans une faille temporelle, empruntant une de ces boucles du temps que certaines théories scientifiques admettent comme possibles. Ce qui montre que la confusion entre imaginaire et réalité est assez répandue, en particulier chez ceux qui ont pris à la lettre l'outil de la relativité faisant du temps une dimension similaire à l'espace.

Une variation de cette hypothèse arrêterait de plus rares, instruits de récits anciens et de savoirs révolus: ayant atteint la conscience de la Réalité temporelle, il aurait trouvé ce lieu, auquel fait allusion une vieille légende, d'origine ossète je crois, lieu appelé parfois le nombril du monde, où passé et futur s'entremêlent, piégeant dans leurs filets le présent, et ne laissant aucune information s'échapper, sorte d'équivalent temporel et terrestre des fameux trous noirs des astronomes. On le situe parfois dans quelque vallée du nord Pakistan, chez les Afridi, mais d'autres lieux ont été avancés, par d'autres légendes, ou d'autres rêveurs, comme la Bretagne ou les Monts cathares, précisément à portée des pas d'Antoine.

D'autres encore, plus réalistes, n'auraient fait aucun lien entre ces notes, expression d'un esprit confus et hésitant, ou brillant et désinvolte, peu importe, et une disparition qui, ses circonstances eurent-elles été éclaircies, aurait fait l'objet de quelque notice pressée dans la rubrique des faits divers d'une feuille régionale.

Pour ma part, bien que je crains fort que la dernière hypothèse soit la bonne, je préfère l'illusion de l'espoir, et le croire aujourd'hui encore, cinq ans après son départ, attablé à une petite table, face à l'océan ou aux cimes, à Craster, Ouistreham, Pau ou ailleurs, en compagnie de Rahul Darvid, Lisa Mash ou, pourquoi pas après tout,  Vivelles ou Bienvenis. Un serveur, vêtu de noir, la carrure épaisse, le visage lourd de rides anciennes, le regard incandescent d'une jeunesse irréfragable, se tiendrait à leurs côtés, remplissant au cours des heures les verres qui se vident, à la manière d'un sablier.

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