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Sang et eaux
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29 avril 2015

Les Echos Antérieurs, II,1

Chapitre II

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Il prit ses quartiers à l'hôtel de l'Ecailler. Sa chambre, au 2e étage, donnait sur les terrasses et le port. Après une douche et une courte sieste, délesté de son sac à dos et de sa sueur, il prit possession de son nouveau territoire. Il traversa la petite halle aux poissons, ses chalands locaux et étrangers, ses poissonnières régnant sur des échoppes marquées du nom d'un chalutier: L'alfa, Carpe Diem, Mélodie de la mer, Yaka, Ce pat mar An....  Emplie de l'âpre parfum des prises fraîches, il s'éloigna vers le port des ferries trans-Manche, interdit aux passants. Ce n'est pas d'hier que les ports se prémunissent des passants, se dit Antoine en se souvenant du quartier muré des étrangers, à Guangzhou, la ville des chèvres, Canton. Il contourna l'imposant parking et arriva sur la plage. Plage immense et monotone, bien loin de ces courtes plages bretonnes qu'il appréciait tant. Il en feuillette les niveaux: zone de jeux et sports divers, y compris moteurs; drapeaux sur une allée, rappelant que cette plage fut l'une des scènes, la plus à l'Est, du débarquement; casino et restaurant; une plaque, à l'entrée de l'avenue de la mer vantant ses "trente commerces". Voie qui draine presque l'entiereté des vacanciers de ce quartier balnéaire  nommé "Riva bella". 

Il se sentit convalescent, libéré du mal mais fragile, près de la rechute. Si l'approche du port l'avait conforté, cette promenade au contraire semblait lui indiquer qu'il faisait fausse route. Rien de plus opaque que cette petite cité joignant la froideur hautaine du port des ferries à la médiocrité des loisirs. Aucune épaisseur. Les loisirs balnéaires sont choses neuves, moins de deux siècles, le souvenir du débarquement semble lier présent et passé , mais les tient à l'écart l'un de l'autre. Antoine n'a jamais prisé ni anniversaire, ni commémorations. Ce qui se présente comme une manière de marquer le temps qui passe était à ces yeux des exorcismes pour empêcher le passé de resurgir, le laisser dormir dans sa tombe. Antoine savait qu'il n'était nul espoir de le bannir, nul besoin de signe. Il était là, se disait-il tandis qu'il foulait encore le sable de la plage mêlé au sang des soldats. Mais ailleurs, comme dans cette rue aux passants serrés et sans visages, tout était clos. Il s'éloigna vers le centre du village, plus en hauteur, plus ancien.

Là s'élevait l'imposante église romane de Saint-Samson. Il n'y entra pas par curiosité culturelle -ce voyage devait être libre de toute activité-, mais pour sortir du monde. L'eglise était vide. Solitude bienvenue.  Une notice sur un grand panneau installé dans le vaisseau latéral gauche de la nef indiquait que l'Eglise, construite au XIIe siècle et consacrée à l'ancien évêque de Dol, le Gallois Samson, mort vers 565. En ce temps-là, dit la notice, les évêques avaient armée et territoires. Ouistreham était l'un des points de passage de l'évêque vers ses possessions normandes. 

Antoine s'assit et se laissa dériver. Samson fut l'ennemi de Connomor, le Barbe-bleue breton, contre lequel il appela le roi Childebert Ier. Selon certaines traditions tardives, il parlait la langue des oiseaux, commandant aux oiseaux destructeurs de récolte. Avait-il eu l'instruction des langues sacrées auprès d'Illtud, à Cor Tewds? Iltud était un Armoricain élève de Germain d'Auxerre, qui partit en Bretagne insulaire, selon certains pour combattre aux côté du roi semi-légendaire Arthur. Ce qui est plus avéré est qu'il fonda le premier établissement éducatif gallois, parfois qualifié de première université britannique, Cor Tewdws, au milieu du Ve siècle. Ce lieu comptait sept églises, dotée chacune de sept compagnies, comprenant sept cellules de sept étudiants. Parmi eux, Samson, compté parmi les septs saints fondateurs de Bretagne, qui, receltisée par eux, cessa de s'appeler Armorique. Le nombre sept renforce l'impression d'un savoir ésotérique, mais Antoine notait aussi qu'il désigne un sous-clan, en Irlande et en Ecosse.

Cette époque obscure, d'où provient la matière de Bretagne, était propice à l'imagination. Autodidacte en histoire, Antoine n'avait pas la prudence stérile des historiens formé à l'Université, éternelle ennemie des imaginatifs. L'histoirien dûment formé ne s'autorise guère d'aller au-delà des sources pour donner à voir les individus dans leur épaisseur singulière. Il ne parle que de ce qu'il sait. Antoine, lui, s'inventait ce qu'il ignorait, s'approchant peut-être ainsi bien plus près de la vérité, fut-ce au risque de lui tourner le dos. Je ne vais pas ici reproduire tout ce qu'Antoine imagina dans l''église, puis écrivit, de retour dans sa chambre de l'écailler, sur la vie de Samson. Mais, comme on le verra plus loin, il m'est nécessaire d'en faire un bref résumé.

Sans doute sous l'influence du Samson biblique, Antoine s'imagina Samson de Dol comme un homme de haute et large stature, le visage assombri par les méditations solitaires et leur voisinage avec la folie. Envoyé par Iltud pour étendre l'influence de Cor Tewds sur ses terres natales, Samson, fils d'une haute aristocratie galloise, s'entoura d'une petite armée qui n'eut aucune peine à s'établir aux confins de l'Armorique, à Dol, entre les royaumes de Connomor et Childebert Ier, puis d'acquérir avec l'appui de celui-ci de nombreuses terres normandes, entre autre pour fonder l'abbaye de Pental. En ce temps, l'évêque éloigné des cours royales était le véritable souverain de son évêché, nommant les comtes, rendant justice et protégeant ses fidèles. La formation religieuse de Samson était plutôt une exception en ces temps-là, où l'on passait de comte à évêque comme d'un grade inférieur à supérieur, et devait renforcer son prestige, parmi une population déjà mêlée de Gallois fuyant les Saxons ou les Pictes. Ayant établi son autorité sur une large région continentale, Samson renforça la puissance de sa famille en Galles, formant un réseau monastique trans-manche qui perdura plus ou moins jusqu'au IXe siècle, quand le souverain de Bretagne, Nominöe, provoque le schisme breton, révoquant pour simonie plusieurs évêques proches des rois francs.

Qu'était Ouistreham alors? Peu de choses sans doute, tout au plus un village de pêcheurs, qui a gardé pour quelqu'obscure raison le souvenir du passage de l'évêque. Peut-être parce que pour s'assurer la traversée de l'Orne, Samson les avait pris sous sa protection, au détriment de quelque village voisin? Peut-être pour simplement l'avoir vu passer à la tête d'une petite troupe à travers dunes, simple spectacle qui en ces temps avait tout de l'apparition divine. Surtout en de tels parages qui, depuis l'agonie de l'Empire, avait dû retourner à une vie autarcique, n'étant plus lié qu'aux villages voisins. Il fallait la nécessité de relier Dol et Pental, en évitant quelque seigneur ou évêque hostile plus à l'intérieur des terres. Qui était donc ce Samson, passé de l'érémitisme le plus exigeant au pouvoir le plus mondain? De ces exils spirituels, on parlait d'une grotte, dont il chassa un serpent, et d'îles, Caldey et les îles Scilly. L'un de ces dernières, qui fut sans doute sa brève patrie porte aujourd'hui son nom. Elle est formée de deux monts jumeaux connectés par un isthme, deux seins surgissant des eaux de la Manche. Qui a-t-il rencontré sur ces îles. On sait que ce sont sur ces îles que s'exilèrent deux partisans de l'ascétique Priscillien, Instantius and Tiberianus. Ce Priscillien, qualifié parfois de gnostique, fut le premier hérétique condamné à mort. On dit que ce sont ces restes, et non ceux de Saint-Jacques, qui gisent à Compostelle, et vers lesquels depuis plusieurs siècles se dirigent des milliers de pélerins pour les vénérer.

Antoine se sentit brutalement mal. Comme un vertige, un sentiment d'asphyxie. Il transpirait, remblait presque. Il se reprit vite, se releva et marcha nerveusement vers le transept. Le calme intérieur revenant peu à peu, il leva les yeux et remarqua deux vitraux, commémorant le débarquement. Absurde intrusion, qui le ramena au présent. Il attribuait ce vertige brutal à l'impression d'échec que venait de lui communiquer ses pensées consacrées à Samson: était-ce vraiment cela, qu'il recherchait dans ce voyage? D'autres lieux pour s'enfermer en de nouvelles rêveries? N'avait-il pas trop attendu de ce voyage? Cette impression de salut ressenti à l'approche d'Ouistreham n'aurait-elle été qu'une triop brève illusion? Etait-il condamné à errer sans fin, seul, à travers les âges?

Soudain, il entendit la porte de l'église se refermer. Il se retourna, mais ne vit personne. On venait de sortir, alors qu'il se croyait seul. Il se dirigea vers la porte, sortit de l'église et regarda tout autour: la seule silhouette qu'il aperçut d'abord était celle d'une jeune femme, blonde et maigre, en tenue de jogging sombre, qui s'éloignait lentement vers Riva bella. Il entreprit de retourner vers le port. Descendant l'avenue Michel Cabieu, il aperçut au loin la sombre et forte silhouette courbée d'un homme à la lognue chevelure noire et grise disparaissant derrière un coin. Sans savoir pourquoi, il eut la conviction que cet homme était dans l'église un instant auparavant. Arrivé à l'endroit où il avait disparu, il découvrit une plaque: "Ici même, dans la nuit du 12 juillet 1762, le sergent garde-côte Michel Cabieu (1730-1804) repoussa seul une attaque anglaise et fut fait général par la Convention".

Arrivé à l'hôtel, il entreprit d'écrire son récit de la vie de Samson, ainsi que les impressions qui s'ensuivirent. Il n'y vit plus qu'un simple moment de faiblesse. De toutes manières, Ouistreham n'est pas encore le voyage. Dans le train de Rouen à Caen, il s'etait demandé, dans les toutes premières pages de son carnet de voyage,  si ce qui l'avait poussé à quitter sa soupente était de partir ou d'être ailleurs. Et il avait répondu: être ailleurs, pour pouvoir partir.

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