Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Sang et eaux
Derniers commentaires
31 décembre 2008

La cascade du creux de l'elfe (2)

Celui qui, vingt ans plus tôt, avait servi de guide aux deux amants, au lendemain de leur rencontre, était un fermier nommé Etienne, ancien compagnon d’enfance de Philippe. Veuf depuis peu, vivant à l’écart, peu apprécié des autres villageois, on le disait alcoolique, vantard, parfois sorcier, souvent escroc. Dans la région, on appelle un jeune veuf une pierre au champ.

 

Sa compagnie caustique et chaleureuse, sa connaissance parfaite des lieux et de leur histoire, avait participé du charme inquiétant de leur expédition. Le secret dont tous trois s’entourèrent à leur retour ajouta à la méfiance des villageois envers Etienne. Peu de temps après, les deux amants partirent s’établir en ville et ils n’eurent plus jamais de ses nouvelles. Sur le quai de la gare, un jeune commis avait renversé un panier d’iris.

 

Sur une colline, un peu à l’écart du village, se dressent les ruines d’une ancienne forteresse détruite lors de la Guerre de Sept Ans. Le grand-oncle d’Hélène l’avait acquise, dans l’espoir de la transformer en haras. Mais sa maladie avait retardé les travaux et seuls l’ancien réfectoire et les cuisines furent restaurés. En période de vacances, Hélène et ses cousins venaient y loger, déployant leurs jeux parmi les ruines et la plaine en contrebas. Il mourut cinq mois après le départ de sa petite-nièce et les ruines furent rachetées par un couple d’étrangers. Sur le dernier feuillet de son journal, une main inconnue avait dessiné une salamandre.

 

A plusieurs reprises au cours des années qui suivirent, les deux amants s’étaient confié leur désir de revoir le village. Mais le travail de Philippe, leurs dix ans de séparation et l’accident d’Hélène les avaient tour à tour conduits à différer leur projet. Enfin, un soir de juin, le bastion de l’ancienne forteresse aménagé en hôtel accueillit deux anciens hôtes. Le lendemain de leur arrivée, ils se rendirent à la Taverne des Moines. Là, ils apprirent que leur ancien guide avait quitté le village quelques années auparavant. Nul ne se souciait de ce qu’il était devenu. Il avait une fille muette que la rivière avait emportée.

 

Plus personne ne se rendait au Creux de l’Elfe et les deux amants ne purent se trouver de guide. On leur renseigna néanmoins un jeune adolescent du nom d’Amandis, au regard d’une insolente avidité lorsqu’il regardait Hélène, d’un ironique mépris envers Philippe, et, hors ces moments-là, aux gestes inexpressifs parcourus parfois d’étranges crispations.

 

Il avait d’abord refusé leur offre. Plus tard dans la journée, il avait rencontré le vieux Bertrand, près de la Forteresse. Celui-ci lui avait raconté leur histoire. Il revint vers eux et accepta de leur servir de guide. Il avait un singulier sourire où Philippe croyait deviner quelque énigmatique cruauté. Les deux chevaux qu’il confia aux amants s’appelaient Eden et Naguère.

 

 

 

 

 

On abordait à présent les premières ombres de la forêt. Il fallait avancer avec précaution. La lampe d’Amandis ne perçait jamais très avant les accidents du sentier aux détours plus nombreux à mesure que la pente se faisait plus abrupte. On s’engloutissait dans les caresses du froid et le frôlement des épines, le crissement du sabot sur les pierres mousseuses, le pointillé brûlant des insectes nocturnes sur le haut des joues et le revers des mains. Aux saccades des passages d’obstacles : troncs brisés, amas rocailleux, succédait le lent écoulement de la marche sur le biais de la pente. Sur l’écorce d’un vieux chêne, un homme avait gravé l’empreinte de sa main.

 

Philippe, fermant la marche, n’avait pu longtemps garder son attention éveillée. Le rythme lent des chevaux, la fatigue, le silence de ses compagnons interrompu par de rares avertissements du guide, l’avait conduit à se laisser dériver, l’œil figé dans la nuit. Il se glissait sous la forêt nocturne comme un malade enfiévré sous des draps frais. Ses pensées se moulaient dans l’incertitude des lieux et de l’heure. Tout y était sans forme, bruits indistincts du souvenir, nuances de l’effacement : les murs de la Forteresse, au long desquels, la veille, les deux amants avaient répété les pas anciens ; la hanche ensanglantée d’Hélène mêlée à ses cris amoureux ; le village déserté de son enfance encore baigné des terreurs familiales ; l’embrassade sans chaleur de leur fils et ses adieux ambigus ; l’attente de la cascade, enfin, qui n’avait cessé de croître depuis leur départ.

 

Puis, tous ces fragments semblèrent peu à peu converger en un point de son esprit et rejoindre un fil lointain et murmurant : Philippe crût avoir entendu le bruit de l’eau.

 

- Sommes-nous près de la rivière ?

 

Amandis ne répondit pas. Hélène reprit la question, en vain. Et tant que la nuit dura, ils ne rejoignirent aucune rivière.

 

Hélène était toute entière prise par sa lutte contre la douleur. Les muscles tendus de ses cuisses rejoignaient les lancements de la hanche, et lui faisaient craindre parfois la chute. Ses vêtements trop serrés accentuaient la rigidité de sa silhouette. Elle cherchait quelque réconfort, quelque force dans les caresses prodiguées lentement au cheval, comme pour ne pas lâcher trop tôt le fil qui la reliait aux corps. Elle sentait tout en elle s’éteindre sous la contrainte d’un arrachement au réel, exigé tant par la douleur que l’attente et le souvenir. Il lui fallait une chaleur animale, la dureté accueillante du cuir pour ne pas laisser le vide régner en elle sans partage. Ce peu de poids qui tourmentait ses gestes et ses sensations ne l’appelait pas vers quelque hauteur sublime, non plus que vers une liberté pour elle inconcevable. Le vide la gangrenait peu à peu, l’étoufferait bientôt. Rien ne l’appelait au loin. Tout en elle était instant présent, entre vertige et chair.

 

Amandis semblait avoir oublié ses compagnons. Dans la complexe précision de son parcours, dans le jeu d’écarts et de retours entre sa monture et le relief, dans la tension du regard porté vers le sol faiblement éclairé, on sentait la complicité belliqueuse qui le liait à la forêt nocturne. Un rituel précis, dont les règles ne se dévoilaient qu’au fil de son avance, semblait guider ses gestes. Dans la région, on appelle les forêts denses à flanc de colline des barbes d’Orient.

 

Insensiblement sous le couvert, la nuit abandonna ses hôtes. Leur vision prenait plus d’espace et d’assurance. Aux métamorphoses nées du libre jeu des sens et de la rêverie succédait l’immobile enchevêtrement du décor et de la volonté. Ce retour de la conscience chez Hélène se heurtait au mal. Elle demanda une halte. Amandis la lui refusa.

 

 

 

Vers huit heures, ils sortirent de la forêt et n’eurent à traverser qu’une étroite clairière pour atteindre le Pont des Suppliants. Hélène menaçant de s’évanouir, il fallut s’arrêter quelques instants. Philippe sentait se mêler en lui ressentiment envers le guide, pitié pour sa compagne repliée dans la douleur, impuissance devant l’inexorable, regret d’une vaine expédition, inquiétude du retard.

 

Amandis les laissa quelques instants, sous le prétexte de vérifier la solidité du pont. Philippe se sentait pris en étau entre l’angoisse forgée par l’état d’Hélène, les dangers du chemin et l’incertitude croissante de l’attente, et d’autre part la confiance impérative qu’il sentait croître en lui à l’égard d’Amandis. Il fit boire à sa compagne quelqu’innocente drogue, et l’on put repartir. Dans le sac d’Hélène, il y avait un miroir.

 

Au milieu du pont, Philippe s’arrêta un instant pour voir la rivière. Sans doute lui-même n’aurait pu dire ce qui, du sentiment des retrouvailles si longtemps repoussées, de l’appréhension accrue par la conscience de l’approche, du regret d’une existence définitivement inachevée, dominait son esprit qui se plaçait ainsi sous les ordres d’une eau versatile.

 

Il la regardait, devinait qu’elle venait de quitter quelques instants auparavant la cascade, qu’elle était cette cascade même retournée au flux originel et gardant encore elle, en amont du pont où elle s’écoulait entre les roches, quelques traces de ses tourments passés, cependant qu’en aval, s’élargissant vers un sol plus meuble, elle vieillissait, plus paresseuse et apaisée.

 

Le pont avait naturellement été construit là où la rivière était tout ensemble calme et étroite, alors qu’ailleurs, l’un de ces traits excluait l’autre. C’était ce genre de réflexions insignifiantes qui par instants interrompait le jeu chaotique de son esprit, où, aux craintes et aux souvenirs se mêlaient d’encore plus vagues impressions, où l’on pouvait deviner l’empreinte des silhouettes des arbres, des tons des feuillages, des heurts de la marche, de la voix du guide prévenant Hélène des accidents du chemin. Plus loin en aval, la rivière s’égare brièvement dans des marais où une légende prétend enfoui le trésor des moines saxons.

(à suivre)

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
0 abonnés
Publicité
Sang et eaux
Sang et eaux
Publicité